La
beauté au cinéma (conférence donnée lors de la session d'artistes sur l'ile Saint Honorat) [1].
Nous voici ensemble pour explorer une dimension
présente au cinéma : la beauté. Mon idée, c’est d’aborder différentes
facettes de la beauté : est-elle incarnée ou transcendante ? Extérieure
ou intérieure ? Y a-t-il un secret à la beauté ? J’aborderai encore
la fameuse phrase de Dostoïevski dans son roman L’idiot : « Quelle beauté sauvera le monde ? » Ce
qui nous conduira à renverser la question : « comment sauver la
beauté ? » Enfin, d’un point de vue spirituel, j’ose penser qu’il y a
une dimension ineffable à la beauté.
- L’eruditio
Ma méthode c’est l’eruditio,
au sens où en parlait Benoît XVI. Pour chercher Dieu, les moines du Moyen Âge
se sont servi des sciences profanes. D’où l’école, la bibliothèque. L’art de l’eruditio devient ainsi « la base
de laquelle l’homme apprend à percevoir au milieu des paroles, la
Parole ». Choisissons d’emprunter cette voie, et de chercher au cinéma des
lumières, des images pour découvrir la Lumière du Christ, et l’homme comme image
de Dieu. Ainsi expliquait Benoît XVI en visite aux Bernardins le 12 septembre
2008 :
Avant toute chose, il faut reconnaître avec beaucoup
de réalisme que leur volonté n’était pas de créer une culture nouvelle ni de
conserver une culture du passé. Leur motivation était beaucoup plus simple.
Leur objectif était de chercher Dieu, quaerere
Deum. Au milieu de la confusion de ces temps où rien ne semblait résister,
les moines désiraient la chose la plus importante, : s’appliquer à trouver
ce qui a de la valeur et demeure toujours, trouver la Vie elle-même. Ils
étaient à la recherche de Dieu. Des choses secondaires, ils voulaient passer
aux réalités essentielles, à ce qui, seul, est vraiment important et sûr. (…)
Derrière le provisoire, ils cherchaient le définitif.
2.
Beauté incarnée ou transcendante ?
Abordons donc notre première question. Au regard de la
foi, la beauté est-elle d’abord incarnée ou transcendante ? On peut en
effet se demander si la quête de beauté est de l’ordre de l’incarnation, de la
visitation, de l’apparition, de la « théophanie » ou au contraire, de
l’ordre d’une spiritualisation de la matière, d’une quête de la transcendance, d’une
« hiérophanie » comme le pense Michael Bird. Pensons aux différences
entre l’humanisme de la Renaissance et les voûtes immenses du Gothique. Dans le
premier cas, Dieu a l’initiative et se manifeste à l’homme, dans le second,
l’homme cherche à découvrir, au travers du visible, l’invisible. Voyons deux
textes qui soutiennent chacune une position. Hannah Arendt écrit par exemple
ceci dans La crise de la culture :
Mais si la beauté, beauté
d’une cathédrale comme beauté d’un bâtiment séculier, transcende besoins et
fonctions, jamais elle ne transcende le monde, même s’il arrive que l’œuvre ait
un contenu religieux. Au contraire, c’est la beauté même de l’art religieux qui
transforme les contenus et les soucis religieux ou autres de ce monde en
réalités mondaines tangibles. En ce sens, tout art est séculier, et la
particularité de l’art religieux est seulement qu’il "sécularise",
réifie et transforme en présence "objective", tangible, mondaine, ce
qui n’existait auparavant qu’en dehors du monde – où il importe de suivre la
religion traditionnelle et de localiser ce "dehors" dans l’au-delà
d’un avenir, ou bien de suivre les explications modernes et de le localiser aux
plus intimes replis du cœur humain.
Tandis que Benoît XVI, dans
son Discours aux artistes, le 22 novembre 2009, explique :
La beauté – de celle qui se manifeste dans
l’univers et dans la nature à celle qui s’exprime à travers les créations
artistiques – peut devenir une voie vers le Transcendant, vers le Mystère
ultime, vers Dieu, précisément en raison de sa capacité essentielle à ouvrir et
élargir les horizons de la conscience humaine, à la renvoyer au-delà
d’elle-même, à se pencher sur l’abîme de l’Infini.
Venons-en au cinéma. Dans la dernière séquence de Grand Canyon de Lawrence Kasdan (1991),
Davis (Steve Martin) explique à son fils Mack (Kevin Kline) :
Mack, tu as vu un film qui s’appelle Les voyages de Sullivan ? – Non –
C’est une partie de ton problème, tu n’as pas vu assez de films. Toutes les
énigmes de la vie ont leurs réponses dans les films. C’est l’histoire d’un
pauvre mec qui a perdu son chemin. Il fait des films comme moi et il oublie
pendant un moment ce qu’il est venu faire sur la terre. Mais heureusement il retrouve
son chemin. Ça arrive, Mack. Tu devrais le voir.
J’ai cherché et vu Sullivan’s
Travels de Preston Sturges (1941). Un célèbre acteur comique vit dans le
luxe mais veut cette fois jouer et produire un drame. Pour cela, il décide de vivre
comme un SDF pour éprouver ce qu’est la misère. Après bien des aventures, mais
toujours avec la possibilité de revenir en arrière, voilà que la police enquête
sur un meurtre auquel il est mêlé. Toutes les apparences se dressent contre lui ;
il est soupçonné, jugé et envoyé dans un bagne. Cette fois Sullivan expérimente
vraiment la pauvreté et l’injustice.
Je voudrais vous montrer l’extrait du film ou Sullivan
vit une sorte de révélation. C’est le moment où « le type qui a perdu sa
route » la retrouve et cela se passe dans une église nichée dans un marais
du vieux sud américain. Un pasteur noir accueille, avec sa communauté, les
prisonniers du bagne voisin, dont Sullivan fait partie, pour leur montrer un
dessin animé de Walt Disney. Sullivan se surprend à rire à son corps défendant
et tout à coup comprend… « Faire rire » a une fonction proche de la
miséricorde divine. Le divertissement aide à dépasser la misère, à l’oublier,
pour mieux la supporter. En quoi le dilemme de la beauté incarnée ou transcendante
est-il ici surmonté ? Sullivan a cherché dans le drame de la pauvreté ce
qui pouvait susciter la compassion des spectateurs, tandis qu’il a trouvé dans
la compassion manifestée aux prisonniers, ce qui soulage la pauvreté et la
condition misérable de l’homme. Bien sûr, le divertissement recherché pour
lui-même peut aussi avoir un aspect pernicieux, ce que nous n’aborderons pas
ici. Le véritable métier d’acteur de Sullivan reprend vie : désormais il
fera rire sans arrière-pensée, allégeant la misère existentielle d’autrui tout
en admettant vivre une existence bien loin de ceux qui souffrent vraiment sans
pouvoir en parler avec justesse… On peut penser à l’hymne aux
Philippiens : Le Christ s’est abaissé (mystère d’Incarnation, jusqu’à la Croix)
pour être ensuite exalté par le Père (mystère transcendant, glorieux), ce qui
fait exulter de joie ceux qui aspirent au salut (cf. Ph 2,5-11).
3.
Beauté intérieure ou extérieure ?
Le problème contemporain, plus fréquent encore que le
premier, réside plutôt dans la dissociation entre l’intérieur et l’extérieur de
l’homme, entre le visible et l’invisible. Comment un réalisateur peut-il évoquer
l’intériorité des êtres (ou leur spiritualité, leur foi) sans susciter la
méfiance, le doute. Comment évoquer l’intérieur, la sensibilité, le cœur,
l’invisible sans paraître ridicule et comment exprimer l’extérieur du beau sans
l’absolutiser ?
Et comment aborder ces questions avec suffisamment de
légèreté pour ne pas perdre les spectateurs en cours de route ? L’Église,
qui annonce la mort et la résurrection du Christ a une expérience du drame et
de sa résolution possible. La grâce la plus essentielle, je crois, qu’un homme
peut recevoir, est augustinienne : « Mon cœur est sans repos tant
qu’il ne repose en Toi ». Augustin écrit encore dans les Confessions, au Livre X,27 :
Tard je T’ai
aimée, Beauté ancienne et si nouvelle ; tard je T’ai aimée. Tu étais
au-dedans de moi et moi j’étais dehors, et c’est là que je T’ai cherché. Ma
laideur occultait tout ce que Tu as fait de beau. Tu étais avec moi et je n’étais
pas avec Toi. Ce qui me tenait loin de Toi, ce sont les créatures, qui n’existent
qu’en Toi. Tu m’as appelé, Tu as crié, et Tu as vaincu ma surdité. Tu as montré
ta Lumière et ta Clarté a chassé ma cécité. Tu as répandu ton Parfum, je T’ai
humé, et je soupire après Toi. Je T’ai goûté, j’ai faim et soif de Toi. Tu m’as
touché, et je brûle du désir de ta Paix. Amen !
C’est une vraie prière d’artiste ! Alors regardons quelques
extraits de films qui nous parlent à la fois de vide intérieur, de beauté
extérieure, du lien indissociable entre l’intérieur et l’extérieur.
Dans The
Neon Demon de Nicolas
Winding Refn (2016), film difficile à regarder à bien des égards, une question
est posée subrepticement à Jesse (Elle Fanning) sur la nature de la beauté.
Est-il vrai qu’elle est « tout » comme l’affirme Roberto Sarno
(Alessandro Nivola), qui sélectionne les mannequins d’une agence ? Est-ce
vrai que seule l’apparence suscite l’attirance ?
Dans ce cas, la beauté ne serait qu’extérieure. Les
conséquences sont prévisibles : les mannequins en arrivent eux-mêmes à
sacrifier leur beauté naturelle par la chirurgie esthétique, pour obtenir une
beauté artificielle, standardisée, celle des médias et des magazines. Ou
encore, comme c’est le cas de Jesse, de sacrifier l’amour (il est mal vu
d’avoir un petit ami), pour éviter d’être disqualifié ou de perdre les faveurs
d’une agence.
Au contraire, parce que le siège de la beauté est dans
le cœur, elle irradie la personne, même la plus laide, sans se montrer
elle-même. La vraie beauté est toujours cachée dans autre chose. Ici, comme les
Grecs l’avaient déjà découvert, le bon et le beau sont si intimement liés qu’il
devient impossible de les dissocier (le fameux Kalos kagathos). Platon écrit dans Philèbe « la vertu du beau a trouvé refuge dans celle du
bien ». D’un point de vue chrétien, la beauté unit en l’homme les réalités
visibles et invisibles.
Mais la question que nous avons soulevée persiste :
pourquoi aimer ce que l’on ne voit pas tandis que n’est aimé (ou simplement
apprécié) que ce qui se voit ? Certes, saint Jean écrit : « Si
quelqu’un dit : "J’aime Dieu", alors qu’il a de la haine contre son
frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit,
est incapable d’aimer Dieu, qu’il ne voit pas » (1 Jn 4,20). Si c’est l’amour du
prochain (visible) qui conduit à aimer Dieu (invisible), encore faut-il aimer
son prochain. Avant d’apprendre à passer de l’extérieur visible à l’intérieur
invisible.
Mais dans The Neon Demon, comme le dit un
mannequin à Jesse : « personne ne s’aime soi-même ». Du coup, il
est normal que personne n’aime son prochain, qui est un possible rival. Et ne
parlons pas de l’amour de Dieu, ici tout à fait absent. La beauté de l’autre peut
devenir une menace pour sa propre aura, et il faut alors la déflorer, la
défigurer, la dévorer. Comme si seuls les instincts les plus bas pouvaient venir à bout de
la fascination qu’exerce l’autre sur le monde. La beauté dévorée, anéantie,
parce que jalousée, ou par le profit qu’on peut en tirer est aussi un des
thèmes de La Source d’Ingmar Bergman
(1961).
Certes la beauté peut aussi être captatrice,
narcissique et jalouse d’elle-même (et chercher dans le miroir son auto-valorisation).
Tel est bien la critique que la sculpture grecque antique a enduré : elle
était idolâtrique, non seulement par ses sujets, mais par la manière dont elle
captait l’attention, provoquant l’adulation, au lieu de renvoyer au dieu
invisible. La critique des images qui représenteraient Dieu ont subi le même
sort dans l’histoire. La quête de la perfection physique et plastique n’a parfois
que le but de captiver et de sidérer, au mépris de toute distance avec celui
qui la contemple ou avec Celui qui est représenté, ce qui
est le propre de la stratégie idolâtrique.
Prenons maintenant un exemple contraire. Dans A Farewell
to Arms de Frank Borzage (1932), le lieutenant Frederic Henry (Gary Cooper)
tombe amoureux d’une infirmière, Helen Hayes (Catherine Barkley). Comme
il leur est impossible de se marier – sinon Helen doit alors retourner dans ses
foyers car la Première Guerre mondiale fait rage – un prêtre les
« marie » en prononçant une prière, en s’adressant à Dieu, au monde
invisible. Pendant la séquence, on voit clairement Helen exprimer tout haut ce
qu’elle vit intérieurement, alors qu’il n’y a ni robe de mariée blanche, ni
bouquet, ni église, ni chants… et pourtant, c’est « comme si elle y
était ».
L’amoureux, Frederic, se contente de l’autre, surtout au
milieu des situations les plus tragiques, il n’a d’autre ambition que d’être
aimé en retour, et voilà ce qui est « beau ». L’amoureux touche
directement au but de la vie, qui est la possession de l’être aimé, lequel fait
tout son bonheur (même si son amour sera ensuite éprouvé : Helen Hayes
mourra en couches).
Cet amour fait envie à tous ceux qui se contentent des
apparences de l’amour. Ainsi en
est-il, toujours dans A
Farewell to Arms, du compagnon de beuverie de Frederic, le major
Rinaldi, qui ne parvient plus à l’entraîner vers les prostituées. Bien plus,
Frederic garde jalousement le secret de son amour et refuse d’en parler, de le
montrer. Borzage suggère alors que l’amour est une réalité sacrée, parce que,
au-delà des apparences, il emplit le cœur comme une grâce divine.
Intérieur et extérieur ne peuvent donc être dissociés,
sous peine de faire de la beauté une réalité idolâtrique qui devient alors
« tout », comme le disait Roberto Sarna dans The Neon Demon. Tandis que la beauté peut irradier ceux qui
s’aiment, comme elle irradie du crucifié, mort pour les péchés des
hommes : saint Jean n’hésite pas à affirmer qu’ici la gloire de Dieu s’est
manifestée.
4.
La beauté cache-t-elle un secret ?
Si l’intérieur et l’extérieur ne peuvent être
dissociés, pas plus au fond que le visible de l’invisible, la nature humaine de
la nature divine, quel est le secret alliage de leur unité, ou l’alliage secret
qui fait de la beauté une réalité si désirable et fascinante ? On l’a
dit : le secret de la beauté est de susciter l’amour, et en retour de
couvrir l’amour de beauté. La rose elle-même n’a d’autre raison d’exister que
de ravir par de subtils parfums, ainsi de l’art, rappelait récemment le pape
François, qui a toujours une dimension « gratuite » et ne peut être
réduit à aucune « utilité » ou marchandisation des choses. Mais il y
a plus : la beauté est étroitement associée au mystère du salut.
Dans le Nom de
la Rose de Jean-Jacques Annaud (1986) justement, il y a, à la fin du film
ces mots mystérieux : « Stat rosa pristina
nomine, nomina nuda tenemus » : « La rose
des origines n’existe plus que par son nom, et nous n’en conservons plus que
des noms vides ». Le réalisateur a transformé les mots originaux de Bernard
de Cluny (1100-1140) : « Nunc ubi Regulus aut ubi Romulus aut ubi
Remus ? / Stat Roma pristina nomine, nomina nuda tenemus »
(« Où est aujourd’hui Régulus et où est Romulus et où est Remus ? La
Rome des origines n’existe plus que par son nom, et nous n’en conservons plus
que des noms vides ». « Rome » est devenu chez le réalisateur
« Rose » (et probablement chez Umberto Eco, auteur du roman, avant
lui). Ce texte est lui-même inspiré dans sa structure, d’un texte de Virgile que
l’on trouve dans l’Énéide : « La
Fortune ne l’aide en rien ; nul secours ne lui vient non plus de son
protecteur Apollon et, dans la plaine, l’horreur sauvage se propage de plus en
plus ; le malheur se rapproche. Déjà on voit se dresser un nuage de
poussière (v. 408) ; les cavaliers surgissent et en plein camp tombent les
traits serrés. Vers le ciel s’élève
le cri douloureux des jeunes gens, victimes de Mars le cruel (Enéide, XII,
v. 405-410).
Ce que les temps
modernes nous apprennent, à travers le film d’Annaud, comme le voyait déjà
Bernard de Cluny, c’est que la beauté n’est plus protégée. De Rome, il ne reste
plus que des noms vides et ainsi en est-il de cette jeune fille abandonnée,
livrée à elle-même et à sa pauvreté. L’art risque d’être dévoyé de partout. La
beauté n’avoir plus aucune importante. Pourtant, dans le film et le roman
d’Eco, jamais le jeune moine n’a pu oublier le visage de celle qu’il a aimé,
jusqu’à un âge avancé, même s’il a oublié son nom. Ainsi, depuis le vieux chant
de Virgile jusqu’à aujourd’hui, un fil rouge traverse toute l’histoire : si
la beauté fascine, et si elle est capable de sauver les hommes, elle est cependant
fragile, livrée aux ambitions guerrières des hommes (Apollon la livre à Mars).
5.
Quelle beauté sauvera le monde ?
Mais d’abord interrogeons-nous sur la phrase
mystérieuse de Dostoïevski : « la beauté sauvera le monde ».
N’est-elle pas plutôt « jetée en pâture », comme nous venons de le
voir ? Commençons par retrouver le passage dans L’idiot d’où cette phrase est extraite.
Est-il
vrai, prince, que vous ayez dit un jour que la "beauté" sauverait le
monde ? Messieurs, s’écria-t-il en prenant toute la société à témoin, le
prince prétend que la beauté sauvera le monde ! Et moi je prétends que
s’il a des idées aussi folâtres, c’est qu’il est amoureux. Messieurs, le prince
est amoureux ; tout à l’heure, aussitôt qu’il est entré, j’en ai acquis la
certitude. Ne rougissez pas, prince ! Vous me feriez pitié. Quelle beauté sauvera le monde ? C’est
Kolia qui m’a répété le propos… Vous êtes un fervent chrétien ? Kolia dit
que vous-même, vous vous donnez ce nom de chrétien. Le prince le contempla
attentivement et ne répliqua point.
Il existe au moins cinq films sur L’idiot. Celui de Kurosawa, réalisé en 1951, me semble illustrer
parfaitement le propos du romancier russe. Le réalisateur japonais montre que
la vérité de l’amour constitue en fait la seule force au monde capable de
renverser tous les pouvoirs, en particulier celui de l’Argent alors que la
beauté est elle-même placée au sommet des trésors monnayables.
« Vous ne pouvez pas
servir à la fois Dieu et l’Argent », dit Jésus dans l’Évangile (cf. Mt 6,24). Ici
l’argent peut être vu comme une idole, à nouveau, comme un « en-soi »
qui mérite tous les sacrifices. L’intérêt égoïse au détriment de l’altruisme,
du don de soi, absorbe tout et réduit tout à une valeur d’échange, marchande.
« Celui qui voudrait acheter l’amour » prévient le Cantique des cantiques « ne
recueillerait que mépris ». Kurosawa montre comment Rogojine a fait monter
les enchères pour « acquérir » Nastassia Philippovna jusqu’à déposer
un million de yens pour l’avoir. Mais quand L’Idiot
lui déclare à son tour son amour, il n’est plus question d’argent, de rivalités
entre hommes, tout s’éclaire, tout est suspendu à la réponse que Nastassia
donnera : l’amour seul a « droit a tout ». Parmi ceux qui
assistent à la scène, quelqu’un crie à L’Idiot : « tu n’as même pas
assez d’argent pour lui payer son rouge à lèvres ». Mais l’avocat de
l’Idiot réplique bientôt : « J’aurais dû vous dire que cet homme
possède telle et telle propriété et qu’il est riche ». De quoi apaiser
toutes les craintes de la jeune femme ?
Nastassia Philippovna, fascine les hommes. Mais
Dostoïevski demande : qui l’aimera pour elle-même, de façon désintéressée
et non pas pour sa seule beauté physique ? Comme elle ne se juge pas digne
elle-même d’un amour total et innocent, désintéressé, comme elle se méprise,
elle est prête à se donner au plus offrant, à se vendre à n’importe qui, sans
amour. De plus, elle craint de blesser « l’Idiot » qui l’aime d’un cœur pur. Nastassia manque
en fait d’espérance et de foi en l’autre, en la vérité de l’amour de l’autre. Dostoïevski,
et Kurosawa l’a admirablement compris, ne fait pas qu’explorer le destin
romantique de ses personnages : il interroge celui du roman, de l’art, et
de toute la culture, qui dépend désormais de la foi et de l’espérance qu’on
peut y mettre, comme s’ils n’avaient plus de valeur en eux-mêmes. Pour ne pas
croire qu’elle est aimée pour elle-même, Nastassia filera avec Rogojine dans
une vie d’errance et de dissipation ; il finira par la tuer.
On a vu que le secret de la beauté est de susciter
l’amour, et que l’amour aspire à la beauté. Nous voyons ici que la beauté ne se
sépare pas de la bonté et de la vérité, qui, tous deux, avec l’amour soudent les
rapports entre le monde visible et invisible. Sans cette
« soudure », la
beauté ne peut sauver le monde et elle s’avilit elle-même. Devant un portrait
de Nastassia, le prince Mychkine, (l’Idiot) s’écrie : « Ah, si
elle avait de la bonté, tout serait sauvé !», puis, assombri, il
ajoute que Rogojine « pourrait l’épouser et, une semaine après, lui
planter un coup de couteau ».
Philippe Capelle, dans son livre Dieu bien entendu, écrit :
6.
Comment
sauver la beauté ?
On en vient
à la question : comment sauver la beauté d’elle-même ? Comme on vient
de le voir, la tâche de l’artiste est de ne pas séparer la beauté de la vérité,
ni de la bonté, et de l’aimer. Un des drames contemporains, nous enseigne
Chesterton, c’est le vagabondage des vertus (nous pourrions ajouter : des
transcendantaux que sont l’Un, le Vrai, le Bon, et ce lien mystérieux entre le
Bon et le Beau). Ainsi explique Chesterton dans Orthodoxie :
Dans Gens de Dublin de John Huston (1987), un
invité, au lieu de lire un poème amusant et réjouissant (c’est Noël) lit un
texte terrible : une femme reproche à son mari de lui avoir tout enlevé,
alors qu’il lui promettait tout, jusqu’à lui enlever Dieu lui-même. Ainsi
Huston, qui n’était pas fort croyant, au soir de sa vie (c’est son dernier
film) est lucide sur « le drame de l’humanisme athée » pour reprendre
le titre du livre du célèbre théologien, Henri de Lubac. Après la lecture du
poème, les gens applaudissent : presque personne ne semble en avoir
compris la teneur (à une exception près). La mystérieuse chanson qui vient
« d’ailleurs » dans le film (en fait du ténor qui fait partie des
invités), au moment où tous les invités quittent la maison, appuie encore le
propos : au-delà de la nostalgie qu’elle évoque, elle rappelle l’amour
manqué dans la vie et qui provoque une blessure inguérissable. On peut aussi y
voir la critique d’Huston sur l’embourgeoisement des personnes, qui les aveugle
sur la disparition prochaine de leur monde artificiel, bien qu’il filme cet
univers avec tendresse. Il faut noter que le titre original du film est, comme
le livre de James Joyce dont il est issu : « The Dead ».
C’est le cri de Jésus aux Docteurs de la Loi :
« Quel malheur pour vous, docteurs de la Loi, parce que vous avez enlevé
la clé de la connaissance ; vous-mêmes n’êtes pas entrés, et ceux qui
voulaient entrer, vous les en avez empêchés » (Lc 11,52). Comme s’il
disait : « Mais vous les rationalistes, les positivistes, les
nihilistes vous avez arraché Dieu du cœur humain, sans l’avoir d’abord cherché,
et vous avez empêché les hommes de le trouver ». Privés de connaissance et
d’amour, le peuple erre, comme un troupeau de brebis perdues, dira saint Pierre
dans son épître (1 P 2,25), même s’il s’agit de bourgeois, engoncés dans leurs
mondanités…
7. La
folie de la croix
À la folie
de l’athéisme qui sépare la beauté de sa source en Dieu, qui nie son
« mystère », il n’y a donc que la réponse de l’amour, qui
« ré-unit » les êtres en Lui, et à travers sa défiguration, leur rend
leur beauté. Il y a là un paradoxe, un cataclysme pour la raison, ce qu’on ne
peut pas mieux traduire que par le mot : « folie ». Ainsi dit
saint Paul : « Ce qu’il y a de fou dans le
monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion les sages ;
ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir
de confusion ce qui est fort » (1 Co 1,27). La folie de la Croix est au-delà de la raison,
de la sensibilité ou de l’affection, elle confine au mystère. Elle est la seule
capable de répondre aux propos de Nietzsche, que Karl Löwith qualifiait
comme : « une somme de déraison allemande ou du génie
allemand ».
La folie,
c’est aussi cette incroyable histoire de Maria Yudina qu’Andrei Tarkovski a
voulu insérer dans le livret d’opéra de Boris
Godounov en 1983 à Covent Garden[1]. Les
scénaristes du film La mort de Staline
d’Armando Ianucci (2018) s’en sont souvenus, et ont mis en scène la légende. Contre
toute attente, Yudina ose dire à Staline qu’elle priera pour le pardon de ses
péchés…
À côté de l’Idiot, de Maria Yudina, il y a encore
la figure de l’Innocent, dans l’opéra
de Moussorgski, qui commet la folie de tenir tête au Tsar, meurtrier du
prétendant légitime au trône.
Tarkovski a insisté dans sa mise en scène sur le
rapport entre le Tsar empli de remords et l’Innocent, qui dénonce l’usurpation.
Boris, conformément au livret, empêche que Chouïski porte la main sur cet homme
qu’il reconnaît être inspiré, et être un saint pénitent. L’Innocent porte une
sorte de bure de moine, des chaînes ; il a la tête complètement recouverte
et on ne voit pas son visage ; la cagoule n’a qu’un seul orifice pour la
bouche. Il est le Verbe qui dénonce la mise à mort de la vérité au nom de
l’ambition. Si la scène est « belle », c’est parce que la vérité est
restituée par la bouche de l’Innocent, qui ne craint pas de mourir, ce qui est
une image du Christ lui-même ayant renoncé à sa vie pour le salut de
l’humanité.
Conclusion : la beauté,
cet horizon ineffable
Pour conclure, je voudrais vous montrer un extrait
d’Andreï Roublev le film de Tarkovski, le fameux dialogue entre deux peintres
d’icônes, Théophane le Grec, mort, et Andreï Roublev, qui vient d’échapper à un
massacre. Le dialogue montre bien, me semble-t-il, le dilemme
contemporain : comment peut-on encore faire de l’art après Auschwitz, comment
parler de la beauté, lorsque le Mal semble triompher ? Dans le film, les
Tatars ont envahi la ville de Vladimir, et tout mis à sac, torturé les moines,
massacré la population. Les icônes sont toutes brûlées…
Et Théophane,
qui est mort, mais revenu un moment parmi les vivants, stigmatise la volonté de
Roublev de refuser de continuer à peindre des icônes (« c’est un grand
péché », dit-il). Il faut malgré tout continuer, malgré les destructions,
à peindre, pour consoler le peuple de ses maux (on rejoint le sujet de Sullivan’s Travels). Il faut continuer à
faire entrevoir au peuple le monde de la grâce (il le faut d’autant plus), pour
qu’il puisse, dès cette vie, toucher du doigt la réalité future de sa
délivrance et de son bonheur. La beauté est aussi la promesse d’un avenir où la
grâce aura définitivement triomphé du mal dans le cœur de l’homme.
On pourrait
évoquer les Béatitudes. L’art inspiré
par la foi accepte le paradoxe du bonheur accordé aux pauvres et veut en donner
une expression. « Heureux les
pauvres de cœur, le royaume des Cieux est à eux » (Mt 5,3). L’art
montre les prémices de cette béatitude, que ce soit dans l’icône « écrite »
pour la vie liturgique, ou dans la liturgie elle-même, mais aussi dans les
œuvres profanes visitées par la grâce, comme certaines œuvres au cinéma. Le
Seigneur fait signe aux hommes, à travers la beauté, d’un bonheur qui
s’approche, proche en vérité, comme le Royaume qu’annonce Jésus et pour lequel
il donne sa vie. Bien sûr, seuls ceux qui ont des yeux pour « voir
l’invisible » le reconnaissent dans la réalité de l’histoire, tout en
aspirant à voir un jour s’accomplir la promesse. Mais d’autres, bien sûr
pleurent sur les maux de ce temps…
Le cinéma,
avec les autres arts, porte la grande responsabilité de maintenir vive
l’espérance dans le cœur des hommes. C’est ce que dit à sa manière Marie-José
Mondzain, commentant Le Sacrifice de
Tarkovski dans un article : De la
sacralité d’une œuvre profane :
« Seul
le cinéma » disait Jean-Luc Godard dans ses Histoires de cinéma, évoquant la Seconde Guerre mondiale.
« Seule la grâce » devrions-nous ajouter à sa suite. Et le merveilleux
film d’Ermano Olmi, La légende du Saint
Buveur (1988) n’est pas là pour nous contredire : Andreas Kartak
(Rutger Hauer), exilé volontaire et devenu SDF à Paris, buveur invétéré, ne
manque jamais du secours nécessaire pour accomplir sa mission : rendre
(d’un prêteur) 200 francs à sainte Thérèse de Lisieux, dont la statue se trouve
dans l’église sainte Marie des Batignolles. Toujours débiteur, il se fait entendre
dire, juste avant de mourir, par la sainte (apparue sous la forme d’un enfant)
qu’il ne lui doit rien. Ainsi les dons de Dieu sont gratuits, comme la beauté
dont il couvre ses créatures : ils sont aussi sans repentance, et quelle
que soit l’expérience du malheur, l’homme peut y voir la marque d’une gloire à
venir, lorsque tout sera « dévoilé ».
Extraits des films présentés :
Sullivan’s
Travels (Les voyages de Sullivan) de Preston Sturges (1941).
A Farewell
to Arms de Frank Borzage (1932).
The Neon Demon de Nicolas
Winding Refn (2016).
L’Idiot de Akira Kurosawa
(1951).
The Dead
(Gens de Dublin) de John Huston (1987).
Andrei Roublev d’Andrei Tarkovski (1966).
La légende du saint buveur d’Ermanno Olmi (1988).
Et extrait de l’opéra : Boris Godounov de
Moussorgski (reconstitution de la mise en scène faite par Andrei Tarkovski à Covent Garden, Londres, en 1983).
Abbé
Jean-Luc Maroy
[1] Chris Marker,
dans Une journée d’Andrei Arsenevitch,
raconte ceci : « Pour faire comprendre ce qu’est un iouridivye, il avait inclus dans le
programme l’histoire légendaire de la pianiste Maria Yudina et de Staline. Un
soir Staline entend à la radio le 23ème concerto de Mozart joué par
Yudina et ordonne qu’on lui apporte le disque le lendemain matin pour le
réécouter. Consternation, c’était du direct, le disque n’existait pas. On
appelle un premier chef d’orchestre qui se cache, un deuxième qui s’évanouit,
un troisième qui accepte en tremblant. Bref, tout le monde panique excepté
Yudina, personne impavide qui aimait les chats et faisait le signe de croix au
début de ses concerts. A l’aube, le disque est pressé et Staline, ravi, envoie
une prime de 20000 roubles à la pianiste qui lui répond : "J’offrirai
cet argent à mon église et je prie pour que le Seigneur vous pardonne vos
péchés contre notre peuple". Evidemment l’ordre de Staline est tout prêt
mais Staline ne dit rien et Yudina est sauve. C’était une iourodivaya. Incroyable, mais la scène est dans Boris ou des
milliers de Russes victimes de tyrannies successives la déchiffrent depuis un
siècle. Et c’est bien la raison pour laquelle Andreï tenait à la citer dans le
programme de Covent Garden. (…) Contrairement à Yudina, l’Innocent refuse de prier pour le tyran mais le plus
extraordinaire de l’histoire n’est-il pas qu’un jour Staline ait voulu écouter
le 23ème concerto de Mozart ? ».
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